Crédit d’impôt recherche (CIR)
L’impossible évaluation d’une dépense publique de 6 milliards € et la réelle identification des détournements (publié janv.2016)
En 1983, le gouvernement de Pierre Mauroy, qui avait initialement fondé sa politique sur le soutien à la consommation des ménages, fit un virage à 180° (au lieu de 360°) : la priorité aux entreprises devint l’axe majeur et la recherche développement (R&D), considérée comme essentielle pour l’industrie, bénéficia d’une des premières mesures phares : le crédit d’impôt recherche (CIR). Le principe de base était simple : toute entreprise qui augmentait ses dépenses de R&D pouvait en déduire 25% de son impôt sur le bénéfice.
Au cours des années suivantes, le système fut modifié à de nombreuses reprises, toujours plus favorable aux entreprises, mais sans en changer le principe de base.
En 2008, une réforme majeure bouleversera ce crédit d’impôt, le calcul sera désormais effectué sur le volume total des dépenses et non plus sur leur seul accroissement, la liste des dépenses sera considérablement étendue, le plafonnement supprimé et le taux relevé.
Ces nouvelles mesures, auxquelles s’ajoutent de nombreuses dérogations feront du CIR français le système le plus généreux des pays membres de l’OCDE.
Dans un contexte de mondialisation de l’économie, certaines dispositions du CIR pourront être utilisées comme outil d’optimisation fiscale, et ceci de manière parfaitement légale, d’autant que l’évaluation de l’efficacité du système sera rendue particulièrement difficile.
Dans cette étude, les comptes financiers, comme les documents de référence ne nous sont d’aucune aide. Les informations sont à rechercher ailleurs, parmi les nombreuses publications parues sur le sujet, en particulier :
Un rapport de la Cour des Comptes en 2013 sur « l’évolution et les conditions de maitrise du crédit d’impôt en faveur de la recherche »
Les travaux de la commission d’enquête du Sénat en 2015 sur « la réalité du détournement du CIR de son objet, de ses incidences sur l’emploi et de la recherche dans notre pays».
Le niveau du CIR en 2014
Une explosion des montants et du nombre d’entreprises bénéficiaires
Le coût du CIR passera de 1,8 milliard € en 2006 à près de 6 milliards € en 2014
Dans le même temps, le nombre d’entreprises bénéficiaires passera de 9200 à 20 000.
Et la baisse des dépenses dans la recherche publique
De nombreuses voies s’élèvent pour dénoncer les baisses de dotations pour les laboratoires de recherche et la précarisation des chercheurs.(Site de Sciences en marche)
L’impossible évaluation de l’efficacité de l’utilisation du CIR
Si depuis 2008, plusieurs études ont démontré un impact positif du CIR, le rapport de la Cour des Comptes 2013 se montre très critique sur leurs résultats :
« Premièrement, aucune des études d’impact sur le CIR publiées à ce jour, ni les études en cours ne portent sur des données postérieures à la réforme de 2008 (à l’exception de l’étude de M. Lhuillery qui couvre l’année 2009). Cela est dû à l’important délai qui existe dans la publication des données liées au CIR, mais aussi aux difficultés d’accès aux données économiques des entreprises que rencontrent les chercheurs.
Le rendez-vous de 2013 pour une évaluation de la réforme de 2008 ne pourra pas être tenu.
Les chercheurs butent en effet, depuis 2009, sur une nouvelle difficulté : l’impossibilité d’obtenir les données économiques sur les entreprises, le service statistique du ministère de l’économie et des finances intervenant désormais dans la production de ces statistiques et n’en ouvrant pas l’accès aux chercheurs, au motif du secret fiscal, bien qu’il s’agisse de données économiques et non fiscales qui intéressent le travail des chercheurs. Il s’agit des données FARE »
Les limites des contrôles fiscaux sur le calcul du CIR
Un point de vue nuancé (audition commission d’enquête)
Selon Mme Gauthier, directrice des vérifications nationales et internationales à la direction générale des finances publiques, lors de son audition au Sénat, la fraude serait très limitée.
« Les rappels portent, en proportion à peu près égale, sur l’éligibilité du projet ou sur des dépenses qui y sont rattachées à tort. Nous ne constatons pas de fraude caractérisée sur le CIR, tout au plus des erreurs, une interprétation trop généreuse des règles ou encore un manque de documentation sur le projet. Nous n’avons pas détecté de volonté déterminée de détourner les sommes en question …..
Il est très rare que nous infligions des pénalités exclusives de bonne foi lorsque nous imposons un rappel sur le CIR. La plupart des cas recouvre des erreurs. »
Mais, dans le même temps, Mme Gauthier pointe l’insuffisance des moyens
« Pour les autres sujets, nous travaillons avec des experts du MESR* et nous avons accru les recours à leurs expertises dont le nombre est passé de 28 en 2012 à 56 en 2014. Ces experts ne sont pas si nombreux, et nous aimerions que leur nombre s’accroisse encore, car leur tâche est lourde : une expertise peut prendre plusieurs mois. » * MESR : ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Une affirmation plus nette de la Cour des Comptes
« Et le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ne dispose pas d’un budget suffisant pour que les experts qu’il mandate dans le cadre de ces contrôles puissent intervenir dans des conditions satisfaisantes pour les entreprises ».
Un détournement du CIR gravé dans le dispositif lui-même
Les deux tiers du montant du CIR (soit 4 milliards €) sont attribués à des entreprises, filiales de groupes multinationaux fiscalement intégrés (l’impôt sur le bénéfice est payé par la Holding pour l’ensemble du Groupe). Et le dispositif du CIR permet un détournement quasiment légal et ceci à 4 niveaux
Une « optimisation du seuil » par la création de filiales
Le calcul du CIR s’effectue avec un taux de 30% jusqu’à un seuil de dépenses de R&D de 100 millions €, au delà le taux est de 5%. Or ce seuil est calculé filiale par filiale, ce qui peut conduire un groupe à créer des filiales pour augmenter la base de calcul du CIR.
Et si le nombre d’entreprises concernées est faible, le montant du CIR qui leur est attribué est lui très élevé :
« Les entreprises fiscalement intégrées déclarant des dépenses supérieures à 100 millions d’euros sont peu nombreuses : 23 au total en 2012, contre 15 258 déclarants en-dessous du seuil, soit 0,15 % des entreprises déclarantes.(…). Ces grandes entreprises « au-dessus du seuil » perçoivent 27,8 % du CIR total, (…). Le montant moyen du crédit d’impôt qui leur est octroyé est cependant sans commune mesure avec celui du reste des entreprises. Il s’élève ainsi à 64,4 millions d’euros, alors qu’il n’est que de 252 000 euros pour les autres bénéficiaires. » (Contribution Mme Gonthier-Maurin, sénatrice des Hauts de Seine)
Une utilisation du CIR non-conforme aux objectifs :
Le CIR est calculé dans chacune des filiales concernées, mais perçu par la holding. Cette dernière n’a aucune obligation de le reverser à sa filiale et donc de l’utiliser pour la R&D, d’où la préconisation de la Cour des Comptes :
« Enfin, afin de garantir que le crédit d’impôt soit bien utilisé pour son objet, la Cour estime que le bénéfice du CIR pourrait être réservé aux groupes dont les conventions d’intégration fiscale prévoient le retour du crédit d’impôt à la filiale qui a effectué les recherches éligibles au CIR. »
Le CIR, outil « d’évasion » fiscale :
Lors de son audition au Sénat, Mme Gauthier décortique la stratégie des Groupes internationaux, selon les 3 étapes suivantes :
– La recherche est effectuée dans une filiale française pour bénéficier du CIR français.
– Le brevet obtenu est vendu à une filiale implantée dans des paradis fiscaux.
– La filiale étrangère facture alors une redevance à la filiale française pour utilisation du brevet
Et cette évasion est d’autant plus lucrative pour le Groupe que la taxe sur la vente d’un brevet bénéficie d’un taux réduit de 15% au lieu de 33 %.(Cour des Comptes)
Le seul contrôle effectué par l’administration fiscale, selon Mme Gauthier, porte sur le prix de cession du brevet « un bon prix » et une redevance qui « ne soit pas excessive »
Suite à cette déclaration, la réaction de Daniel Gremillet sénateur LR et membre de la commission est immédiate :
« Nous en arrivons même à payer pour utiliser des brevets développés en France avec l’argent du CIR ! »
– « Oui, et tous les ans ! » répond Mme Gauthier
La Cour des Comptes pointe aussi cette aberration :
« On peut s’interroger sur la logique économique sous-jacente d’une mesure fiscale incitant à la cession de brevets, dans un contexte où une part de ces cessions de brevets est effectuée vers l’étranger, au détriment de la valorisation en France. On peut noter que ce taux réduit s’applique à un actif, le brevet, qui a souvent déjà fait l’objet au stade de la recherche d’une aide fiscale avec le CIR »
Ce même détournement s’applique aux Start Up :
Lors des auditions au Sénat, il est indiqué que le CIR est très profitable aux « start up », qui par la suite sont rachetées par des entreprises étrangères qui profiteront des brevets financés par le CIR et le contribuable français.
Une autre voie du détournement peut s’opérer par le biais de la sous traitance
« Par exemple, il ne serait pas difficile à des entreprises étrangères de profiter systématiquement des facilités offertes par le CIR pour financer des opérations de R&D réalisées par elles dans leurs pays. Il suffirait d’installer en France un centre de recherche passant des contrats de sous-traitance avec différentes entités restées sur place pour, selon le nombre des contrats passés, profiter d’un crédit d’impôt profitant finalement aux entités étrangères ».(contribution de Mme Gonthier-Maurin, sénatrice)
Précisons cependant que les dépenses de sous traitance éligibles au CIR sont limitées à 2 millions € lorsqu’il existe un lien de dépendance entre la société qui déclare le CIR et le sous traitant privé.
Les autres points litigieux :
Ils sont encore très nombreux, comme le crédit collection ou innovation ou certaines dépenses éligibles ; nous ne les listerons pas tous et en retiendrons 4 à titre d’exemple.
La question de la recherche dans les services :
Le CIR avait pour but de réindustrialiser la France, mais aujourd’hui les services représentent 40% des bénéficiaires du CIR, avec l’informatique, les banques, les assurances. Quelle est la nature de la R&D dans une banque ?
La ponction des cabinets conseils :
Certaines entreprises font appel à des cabinets conseils pour instruire le dossier CIR.
Lors de son audition au Sénat, Mme Gauthier ne mâche pas ses mots :
« Les cabinets de conseil sont très actifs, si actifs que l’un d’eux, me prenant sans doute pour la représentante d’une entreprise que vous alliez auditionner, m’a écrit hier pour me proposer ses services ! Leur rémunération est un pourcentage du CIR obtenu, qui est de l’ordre de 25 %. »
Il faut cependant préciser que 17% des entreprises, à minima, font appel à ces cabinets conseils (rapport Cour des Comptes).
Un crédit supérieur à la dépense pour le recrutement de jeunes docteurs :
Pendant 24 mois suivant leur recrutement, la dépense de personnel prise en compte dans le calcul du CIR est doublée, ce qui permet à l’entreprise bénéficiaire de percevoir un crédit supérieur à la dépense effectuée et ainsi, selon la Cour des Comptes :
« Le crédit d’impôt correspondant à 120 % de la dépense de personnel engagée par l’entreprise. Un tel taux de soutien public supérieur à la dépense engagée, n’apparaît pas justifié. »
Le cumul du CICE et du CIR : une exception aux pratiques fiscales
Avec l’institution en 2013 du CICE, les entreprises peuvent bénéficier pour une même dépense et un même objectif de 2 crédits cumulatifs.
En effet, les salaires de technicien de recherche, en dessous de 2,5 fois le SMIC, peuvent être éligibles aux deux crédits (voir notre article sur le CICE).
Et, selon le rapport de la Cour des Comptes, ce cumul constitue :
« Une exception aux pratiques fiscales habituelles …une même dépense ne peut en principe ouvrir droit à plusieurs crédits d’impôt ».
Le montant du CICE est de 20 milliards €, celui du CIR de 6 milliards €, soit un montant total de 26 milliards € par an, un cadeau aux entreprises dont les résultats sur l’emploi restent à démontrer.
Selon les préconisations de la Cour des Comptes, comme celles des intervenants, lors de leurs auditions au Sénat, le CIR ne doit pas être remis en cause mais profondément réformé. Il faudrait en recentrer le bénéfice sur des PME françaises industrielles et prendre toutes les mesures pour éviter la fuite à l’étranger et supprimer le cumul de plusieurs crédits sur une même dépense.
Pour terminer, soulignons que le lobbying des grands groupes a dû être, lui, très efficace : le rapport de la commission d’enquête sénatoriale établi par la rapporteure Brigitte Gonthier-Maurin, sénatrice PCF des Hauts-de-Seine, a été rejeté par la majorité des membres, au prétexte qu’il était trop critique vis-à-vis du dispositif.
A quand la réforme du CIR ?
Sources
– Rapport de la Cour des Comptes en 2013 sur « l’évolution et les conditions de maitrise du crédit d’impôt en faveur de la recherche »
– Auditions de la commission d’enquête du Sénat en 2015 sur « la réalité du détournement du CIR de son objet, de ses incidences sur l’emploi et de la recherche dans notre pays».
– Contribution Brigitte GONTHIER-MAURIN, sénatrice des Hauts de Seine « Crédit d’impôt recherche : arme de politique industrielle ou bombe à retardement pour les finances publiques ? »
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